Oxycodone, fentanyl, tramadol ou encore codéine… Déjà très répandu de l’autre côté de l’Atlantique, l’usage d’antalgiques opioïdes se démocratise en France. Une pratique efficace pour traiter la douleur, mais qui peut devenir dangereuse voire mortelle en cas de mésusage.
Ils font de véritables ravages aux États-Unis. Les médicaments contenant des opioïdes tuent plus que les armes à feu. La société américaine en consomme pour se soigner, mais pas seulement… De nombreuses personnes les utilisent comme une véritable drogue.
En février 2019, les équipes d’Envoyé Spécial révélaient que sur l’année 2017, ils ont causé la mort de 72 000 Américains, soit plus que les accidents de la circulation et les armes combinés. « Aujourd’hui, on doit être à près de 200 décès par jour », indique Nathalie Richard, la directrice adjointe des médicaments antalgiques et stupéfiants à l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM).
C’est elle qui a coordonné, en février 2019, le rapport de l’ANSM sur l’état des lieux de la consommation des antalgiques opioïdes et leurs usages problématiques. Ce document de 52 pages incite les autorités et les professionnels de santé français à faire preuve de vigilance à l’égard de ces médicaments.
La consommation française en forte hausse
« J’ai pris plusieurs fois du tramadol. Ça m’a vraiment soulagé au niveau de la douleur. Tu sens que c’est un médicament fort, car l’effet est assez immédiat », témoigne Anne-Marie [le prénom a été modifié par respect du secret médical, NDLR], une habitante de la région Occitanie âgée de 50 ans. Atteinte de polyarthrite rhumatoïde, une maladie évolutive auto-immune, elle a utilisé du tramadol : l’opioïde le plus consommé dans l’Hexagone. Malgré l’efficacité de ce dernier, elle refuse d’en reprendre suite à une mauvaise expérience.
« J’ai suivi la prescription de mon médecin : deux cachets à la prise, toutes les 6 heures. Pourtant, peu après l’absorption des deux premiers comprimés, je me suis senti dans un état second. J’avais des nausées et l’impression d’être à la limite du coma éthylique. Et tout cela en n’ayant pris que deux cachets, alors qu’au départ, c’était 6 sur une seule et même journée ! » Anne-Marie ne tenait plus sur ses jambes. Elle restera clouée au lit du vendredi après-midi au dimanche matin.
Pour expliquer ces sensations, il faut comprendre ce que contiennent ces cachets. D’après l’Organisation Mondiale de la Santé, les opioïdes sont des « substances psychoactives tirées du pavot à opium, ou leurs analogues de synthèse. » Ils ont donc un impact sur notre système nerveux. L’héroïne, la morphine ou encore le tramadol sont des opioïdes.
Des effets secondaires inquiétants
Nathalie Richard de l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament est claire : « L’utilisation d’opioïdes a un véritable intérêt dans le traitement de la douleur. Pour l’instant, la balance bénéfice-risque de ces médicaments est positive. » Bien entendu, comme les autres traitements, les opioïdes ont des effets secondaires.
Reprenons l’exemple du tramadol utilisé par Anne-Marie. D’après la notice d’utilisation du médicament produit par le laboratoire pharmaceutique EG Labo, plus de 10 % des consommateurs souffrent de nausées, de somnolences et de vertiges. Dans 1 à 10 % des cas, les patients peuvent observer des vomissements, des diarrhées ou des constipations. Plus rarement, l’humeur peut être touchée. Dans 0,1 à 1 % des cas, le sujet peut tomber en dépression, avoir des hallucinations et faire des cauchemars.
Le tramadol n’est pas à prendre à la légère. « En 2016, on dénombrait 84 décès liés à la prise d’opioïdes. 37 d’entre eux sont directement à mettre en lien avec le tramadol », précise la représentante de l’ANSM, citant les chiffres de l’étude publiée en février 2019. C’est l’opioïde le plus meurtrier sur le sol français.
Ça ne vous aura pas échappé : 84 décès en France, un bilan humain important pour des médicaments, mais qui reste loin des standards américains où ce phénomène de « mort sur ordonnance » se banalise de manière inquiétante. Toujours selon le rapport de l’ANSM, les opioïdes obtenus sur prescription ont causé la mort de 17 087 Américains en 2016.
Des substances addictives
« Pour le tramadol, par exemple, on peut observer des convulsions, des problèmes de dépendance et de sevrage », explique Nathalie Richard. Dans certains cas, les substances psychoactives peuvent induire de l’addiction. Grande brûlée, la youtubeuse Douze Février expliquait en 2019 sa dépendance à la morphine.
Outre le phénomène d’addiction, le nombre d’hospitalisations liées à la prise d’opioïdes prescrits inquiète les autorités sanitaires françaises. D’après le rapport de l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament, entre 2000 et 2017, elles ont augmenté de 15 à 40 hospitalisations pour un million d’habitants.
Les consommateurs pas toujours conscients des risques
« Je prenais de la lamaline, un médicament qui combine du paracétamol et de la poudre d’opium. J’ai commencé à en prendre car j’avais des migraines. C’est grâce à mon ex-copain que j’ai commencé à l’utiliser. Il s’était cassé le bras et on lui en avait prescrit. Je me suis dit que ça devait bien fonctionner pour la douleur », indique Jeanne [le prénom a été modifié par respect du secret médical, NDLR], une étudiante toulousaine de 20 ans. C’est par automédication qu’elle a commencé à consommer des opioïdes. Une initiative dangereuse, surtout avec ce type de médicaments.
Plus efficaces que des antalgiques « classiques » ou que des anti-inflammatoires, Jeanne a demandé à son médecin qu’il lui prescrive de la lamaline. « Il ne m’a pas forcément mise en garde sur les effets des opioïdes. Mais il me connaît depuis que je suis toute petite. Il savait donc que je n’allais pas en abuser », raconte Jeanne, sans forcément prendre conscience de ses propos. L’addiction ne prévient pas.
Lorsqu’il est question d’opioïdes, il faut que le patient soit au courant des risques qu’il encourt. « J’en ai pris une fois pour aller en cours. Ça fatigue beaucoup. C’était compliqué de suivre. J’essayais de rester concentrée mais je m’endormais. Mon généraliste ne m’avait pas parlé des risques de somnolence », se remémore Jeanne.
Bien entendu, il ne faut pas généraliser cette situation à celle de tous les médecins généralistes. L’ensemble des professionnels de santé n’ont pas forcément connaissance des effets indésirables des opioïdes. Face à cette situation, l’ANSM a renforcé, à partir de 2017, les formations sur la prescription et la délivrance d’antalgiques opioïdes.
La France encore loin de la situation américaine
La situation française n’a pas grand chose à voir avec ce qu’il se passe outre-Atlantique. En effet, là-bas, l’espérance de vie diminue. Selon le Centre national des statistiques de santé américaine, cette baisse est liée aux overdoses d’opioïdes.
« Aux Etats-Unis, la situation actuelle est le fruit d’une conjonction de facteurs. Là-bas, la publicité pour des médicaments prescrits est autorisée. Ce n’est pas le cas en France. Mais ce n’est pas la seule cause. Par exemple, dans le passé, il y avait énormément de conflits d’intérêts entre les médecins et les laboratoires pharmaceutiques. De nombreux professionnels de santé n’hésitaient pas à prescrire plus d’opioïdes pour répondre aux objectifs chiffrés des laboratoires », indique la directrice adjointe des médicaments antalgiques et stupéfiants à l’ANSM.
En France, l’encadrement des opioïdes est bien plus contrôlé qu’aux États-Unis. Par exemple, leur délivrance ne se fait qu’avec une ordonnance sécurisée. En ce qui concerne le tramadol, l’ANSM a mis en place, le 16 janvier 2020, une mesure pour limiter son mésusage : les ordonnances prescrivant des médicaments contenant du tramadol doivent être renouvelées tous les 3 mois, contre 12 actuellement. Ce changement aura lieu à partir du 15 avril 2020. Reste à voir si cette mesure suffira à faire baisser le nombre de morts liés à la prise de tramadol.